Le mouvement des logiciels libres, qui a apporté une part considérable au développement d’Internet et des NTIC, fonctionne sur des valeurs identiques à celles de la promotion des biens publics à l’échelle mondiale. Il traite de l’un des biens publics les plus fondamentaux, la connaissance. C’est pourquoi ce mouvement est considéré comme si dangereux par les Microsoft et Cie, qui le traitent de «communiste». Plus généralement, le mouvement prônant l’accès universel à la connaissance et aux œuvres artistiques fait l’objet d’une offensive juridico-politique de grande envergure, dont les méthodes, fondées sur le flicage généralisé de l’usage privé des œuvres et du contenu des ordinateurs personnels, montre assez le type de société qu’il prépare – à la Orwell. Parmi les nombreux «bébés» des logiciels libres, on remarquera le développement de Wikipedia ou en Inde du Simputer, ordinateur de poche fonctionnant sous le noyau Linux, à prix très bas, utilisable même par des analphabètes.
Enjeux des logiciels libres face à la privatisation de la connaissance
Frédéric Couchet1 et Benoît Sibaud2
Les logiciels libres, ces logiciels offrant la liberté pour tous les utilisateurs de les exécuter, copier, distribuer, étudier, modifier et améliorer, ne sont pas seulement une question de licence ou de technique. Derrière ces biens communs il existe en effet une philosophie d’opposition à la privatisation de la connaissance. Tout comme l’humain n’est pas défini par le droit ou par l’économie, ces derniers ne peuvent qu’être des compromis acceptés par les Hommes. Les batailles en cours dans le domaine de l’immatériel illustrent bien ces tentatives de prise de contrôle et de monopole autour de la connaissance.
Du logiciel libre pour la diffusion et l’accroissement de la connaissance
Seuls les logiciels libres (ceux offrant les libertés citées précédemment) permettent un développement durable. Ainsi Abdul Waheed Khan, du département communication et information de l’Unesco, écrivait en 20023 : «l’Unesco a toujours encouragé l’extension et la diffusion de la connaissance et reconnaît que dans le domaine du logiciel, le logiciel libre diffuse cette connaissance d’une manière que le logiciel propriétaire ne permet pas. L’Unesco reconnaît aussi que le développement du logiciel libre encourage la solidarité, la coopération et le travail communautaire entre les développeurs et les utilisateurs des nouvelles technologies.» Ce que confirmait le Rapport annuel 2003 de la CNUCED4 (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement) qui concluait que «les logiciels libres pourraient dynamiser le secteur des TIC dans les pays en développement».
Les logiciels libres véhiculent en effet des valeurs éthiques : Richard Stallman, qui a formalisé la notion de logiciel libre au début des années 1980 et qui est l’actuel président de la Free software Foundation, utilise souvent la devise française «liberté, égalité, fraternité» pour les définir5. D’abord la liberté, «parce que tout le monde est libre d’utiliser le programme de toutes les manières utiles : rechercher dans le code ce que fait vraiment le programme, faire des améliorations ou des changements personnels selon les besoins, partager le programme avec le voisin, sortir une version améliorée pour que les autres puissent avoir plus de fonctionnalités.» Ensuite la fraternité car le logiciel libre encourage l’entraide et la coopération avec le voisin. Et enfin «l’égalité car tout le monde possède les mêmes droits dans l’utilisation du programme».
Il apparaît clairement une philosophie bénéfique à toute l’humanité, ainsi qu’un enrichissement de la connaissance humaine. Par ailleurs la transparence qui prévaut dans le mouvement du logiciel libre, du développement jusqu’à l’utilisation grâce aux échanges entre les développeurs, mais aussi avec les utilisateurs, et aux codes source disponibles, renforce aussi ces valeurs éthiques. Elle permet par exemple l’absence de “spyware” (“espiogiciel”, logiciel espion souvent utilisé par des régies publicitaires pour collecter des informations sur les usagers), et donc le respect et la protection de la vie privée des utilisateurs.
Les logiciels libres sont aussi porteurs de qualités sociales, en encourageant et promouvant l’entraide et le partage de la connaissance, mais aussi en étant disponibles pour tous, et sans que personne ne se voie retirer sa liberté. De plus, ils favorisent un développement plus rapide, durable et indépendant pour les pays du Sud, grâce à leur diffusion libre et à cette fabuleuse possibilité de puiser dans l’existant pour bâtir dessus sans tout réinventer.
L’opportunité offerte à tout un chacun de pouvoir enrichir un logiciel libre existant contribue d’ailleurs à la défense des cultures : citons par exemple la suite pour Internet Mozilla (comprenant notamment un navigateur web et un logiciel de courriel) qui peut être utilisée avec une interface en luganda, grâce aux efforts cumulés d’une petite équipe de huit personnes sur quelques mois6. Ou l’initiative Translate.org.za qui traduit des logiciels libres dans les 11 langues officielles de l’Afrique du Sud. Ou encore la disponibilité de la suite bureautique OpenOffice.org en basque, en swahili ou en lituanien7.
Cette possibilité de modifier et d’adapter les logiciels libres favorise les emplois locaux, en permettant la naissance d’une économie autour des services de mise en place, de personnalisation et d’intégration, plutôt qu’un simple achat de licences à une entreprise située à l’étranger.
L’accès au code source autorise l’apprentissage par l’observation et l’étude des choix d’architectures. La souplesse offerte par les logiciels libres est indéniable : ils peuvent être adaptés à des besoins particuliers, être modifiés, personnalisés, que cela soit réalisé en interne ou par des tiers.
L’utilisation de formats et protocoles ouverts pour les communications via les réseaux, le stockage des données et les échanges entre les programmes permet une vraie interopérabilité. Il convient d’ailleurs de noter que le réseau Internet – exemple s’il en est de réseau où différents types d’acteurs peuvent échanger à l’aide de protocoles standardisés – n’existerait pas sans les logiciels libres, qui équipent une large majorité des serveurs du réseau (courriel, gestion des noms de domaine, web, etc.)
Les logiciels libres permettent aussi de réaliser des économies en achat des logiciels et d’investir dans la formation des utilisateurs et le support. En bénéficiant des logiciels existants, en réutilisant donc ce qui a déjà été mis en commun, il est bien évidemment plus rapide et plus efficace d’obtenir des solutions adaptées aux besoins. Ce n’est pas sans raison que chaque semaine sont annoncées des migrations vers le logiciel libre par des administrations et collectivités territoriales8 : villes de Munich, Barcelone et Bergen en Europe, annonces de différents ministères en France, politique forte au Brésil, projet de système d’exploitation libre par le trio Corée du Sud/Japon/Chine, etc.
Les logiciels libres offrent enfin une véritable indépendance à leurs utilisateurs. Il s’agit tout à la fois d’une indépendance vis-à-vis d’un fournisseur, comme le montre notamment le projet d’administration électronique du gouvernement français qui précise «la fourniture de ces logiciels [système d’exploitation, suite bureautique, etc.] est aujourd’hui très majoritairement confiée à un éditeur en situation dominante qui impose ses vues et ses coûts»9. Mais il s’agit aussi d’une indépendance vis-à-vis d’autres gouvernements, comme le soulignait le rapport parlementaire sur l’intelligence économique du député français Bernard Carayon : «ces fonctionnalités [matérielles et logicielles proposées par Microsoft et Intel notamment] pourraient également permettre à des personnes malintentionnées ou des services de renseignement étrangers, de disposer d’un moyen de contrôler à distance l’activation de tout ou partie des systèmes à l’insu de leurs utilisateurs»10.
Au-delà de sa contribution à la connaissance humaine, le concept du logiciel libre a aussi entraîné de nouvelles réflexions sur les questions de l’information libre et de l’accès ouvert. Un élargissement des idées véhiculées vers d’autres domaines a donc été constaté : mouvement «Open access»11 en science, réflexions autour l’«art libre»12, lancement des licences «Creative commons»13, discussions autour des nouveaux biens communs, etc.
Affrontements nombreux autour de l’immatériel
Si les logiciels libres sont propices à la diffusion et l’accroissement de la connaissance, ils n’en sont pas moins menacés et chahutés, tout comme de nombreux autres biens communs. Les offensives sont en effet nombreuses autour de la brevetabilité, de l’allongement de la durée légale des droits de propriété, du contrôle des usages ou de la privatisation des idées.
Les évolutions rapides dans l’immatériel, avec l’explosion du trafic sur Internet et la révolution du numérique, ont multiplié les possibilités techniques et amplifié les échanges, permettant au plus grand nombre de créer et diffuser ses propres œuvres (textes, images, sons, vidéos). Cette révolution remet également en cause une partie de l’industrie, dont l’existence même était justifiée par sa capacité d’assurer la duplication et la distribution des œuvres dans l’ère pré-informationnelle. Plutôt que de muter, certains des géants d’hier choisissent d’employer toute leur énergie à faire en sorte que rien ne change.
Cela donne notamment des déclarations manipulant le «FUD»14, comme celle du fondateur de Microsoft, Bill Gates, répondant à une question sur la nécessité ou non de réformer les lois sur le droit d’auteur et les brevets : «Non, je dirais même que parmi les économies mondiales, il y en a plus, aujourd’hui, qui croient au respect de la propriété intellectuelle. Il n’y a jamais eu aussi peu de communistes aujourd’hui dans le monde. Il y a pourtant certains communistes d’un genre nouveau, cachés sous différents masques, qui veulent se débarrasser des mesures incitatives dont bénéficient les musiciens, les cinéastes et les créateurs de logiciels.» Diaboliser tout contradicteur – la notion de communisme est fortement connotée pour un Américain – est un procédé de rhétorique hélas classique.
Que penser aussi de la scandaleuse campagne de communication du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) faisant un poing d’honneur15 à plusieurs millions d’internautes en 2004 ? Que penser des déclarations enflammées de la Motion Picture Association of America (MPAA) parlant d’«une forme de conspiration contre la création »16 à propos d’auteurs de logiciels d’échange sur Internet ? Souvenons-nous des grands visionnaires comme Jack Valenti (MPAA) qui en 1982, devant le Congrès américain, prédisait l’assassinat de la création en déclarant : «Je vous dis que le magnétoscope est au producteur de films et au public ce que l’étrangleur de Boston est à la femme seule à la maison»17. Plus récemment en 2002, Jamie Kellner, PDG d’une division d’AOL-TimeWarner, expliqua que « sauter la pub... c’est du vol [...]. Chaque fois que vous sautez une publicité vous volez la programmation... Je suppose qu’il y a une certaine tolérance pour le fait d’aller aux toilettes.»18
Un net durcissement au niveau juridique
Les différents lobbies ont lancé leurs armées de juristes dans quantité de procès contre des particuliers (poursuite contre les utilisateurs de réseaux «peer-to-peer», contre des développeurs de logiciels, etc.) ou des concurrents (guerre autour des formats, affrontement à coup de brevets, etc.). Ces lobbies ont fait passer ou tenté de faire passer nombre de textes de lois pour durcir les réglementations, aussi bien à l’Organisation mondiale du commerce (traité sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, ADPIC de 1994), qu’à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI, traité de 1996), aux États-Unis (Digital millenium copyright act de 1998) qu’en Europe (European Union copyright directive en 2001, Intellectual property rights enforcement en 2004, ou la directive toujours en préparation sur les brevets sur les logiciels).
Nous avons aussi assisté à un allongement continuel de la durée de protection légale. Ainsi, comme le signale le professeur Lawrence Lessig, la durée du copyright aux États-Unis est passée par modifications successives de 14 ans (renouvelable 2 fois) en 1790, à 42 ans en 1831, 56 ans en 1909, 59 ans en 1962, 70 ans en 1974, 75 ans en 1976 puis 95 ans en 1998 avec le «Mickey mouse copyright act» poussé par Disney pour éviter que Mickey Mouse n’entre dans le domaine public. Certains se battent déjà pour un copyright éternel... Notons que lorsque Disney pousse l’allongement de la durée du copyright pour garder sa souris et le gros fromage associé, cette société oublie qu’elle est pourtant habituée à piocher dans le domaine public : l’histoire de Blanche Neige des frères Grimm, le roman Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou celui de Rudyard Kipling Le livre de la jungle au XIXe siècle, le conte de Cendrillon popularisé par Charles Perrault au XVIIe siècle, etc.
Sus au domaine public et à la copie
Le domaine public, ce bien commun où entrent les œuvres après la fin de la durée des droits patrimoniaux (ou du copyright), est aujourd’hui attaqué de toute part. D’abord par l’allongement répété de cette durée qui y retarde l’entrée de nombreuses œuvres, mais parfois aussi par ceux-là même qui sont chargés de le défendre. Ainsi, le ministre français de la culture M. Donnedieu de Vabres déclarait en mai 2004 qu’il était «prêt à étudier» une proposition visant à «rendre le domaine public payant»19. De leur côté, les majors du cinéma et de la musique poussent à l’adoption des «DRM» (Digital Rights Management), ces mesures de contrôle de l’usage et de la copie des œuvres, qui permettent, entre autres, d’interdire de citer un extrait d’un livre en version électronique reprenant une œuvre du domaine public comme Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll20, qui peuvent limiter le nombre de consultations ou d’impressions possibles, etc. Ces mesures se substituent à un juge et décident de ce qui est permis dans le cercle privé, en bridant techniquement au passage le droit à la copie privée (ou au «fair use» dans les systèmes à copyright) dont vous disposez, ainsi que les possibilités qui vous étaient offertes par le domaine public. Sans parler de l’inéluctable obsolescence de ces technologies, qui rendront les supports inutilisables bien avant l’expiration des droits. Qui aura un ordinateur du bon modèle, avec les bons logiciels, pour relire aux États-Unis en 2100 (soit 2005 plus 95 ans) un livre électronique paru en 2005 ? En supposant que les 95 ans ne soient pas devenus 150 ou 200 ans d’ici là...
Disons les choses clairement : l’objectif affiché par les tenants de la «propriétarisation» à outrance est de créer artificiellement de la rareté et d’établir un contrôle de l’usage dans le cercle privé, jusqu’ici impossible à mettre en œuvre. Alors que le numérique permet de multiplier à l’infini de l’information pour un coût dérisoire, qu’il est possible d’échanger cette information plus rapidement que jamais, et qu’elle peut être échangée sans manquer à quelqu’un (elle est copiée), ils se battent pour interdire toutes les formes de copie, pour limiter les échanges et pour l’assimiler la copie à du vol, pour considérer des œuvres immatérielles comme des biens physiques. Ceci a pour but que les spécificités des industries informationnelles bénéficiant au public soient ignorées, afin de recréer de profitables monopoles dans ce nouvel eldorado régi par les rendements croissants.
La stratégie du millefeuille
Pour cela, toutes les méthodes sont bonnes. D’abord les barrières légales, en faisant passer divers textes de loi limitant les droits à la copie, puis en ajoutant des barrières techniques, pour tenter de faire appliquer ses textes sans avoir à passer par un juge. Et parfois l’opération se répète en rajoutant une couche de loi, puis une couche de technique, et ainsi de suite, créant ce qu’il convient d’appeler la «stratégie du millefeuille».
Prenons le cas des CD musicaux : initialement, l’acheteur dispose de son droit à la copie privée et peut donc, pour son usage privé, copier le CD, par exemple pour avoir l’original à côté de sa chaîne hifi et une copie dans sa voiture à côté de son chargeur de CD. Ajoutons alors des mesures techniques de protection, comme le non respect de la norme sur le format des CD pour empêcher les graveurs de fonctionner, ou l’obligation d’utiliser un ordinateur avec un système d’exploitation donné et un logiciel donné (par exemple Microsoft Windows et Microsoft Media Player, célèbres pour cause de procès anti-trust en cours au niveau européen21). L’acheteur a toujours le droit de copier, mais techniquement cela devient plus difficile, et il faut qu’il dispose des connaissances requises pour pouvoir exercer son droit légitime... Rajoutons donc un texte comme l’EUCD – la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins, adoptée en 2001 au niveau européen et en cours de transposition en France – qui interdit le contournement de mesures techniques de protection et prévoit des amendes et des peines de prison pour les contrevenants. L’acheteur a toujours le droit de faire une copie privée, mais il ne peut le faire techniquement, et s’il essayait de contourner la restriction pour exercer son droit légitime, conformément à la législation française, il s’agirait alors d’un délit selon la directive européenne. La stratégie du millefeuille permet donc de nier certains droits des citoyens, et de transférer à une entité privée le rôle de juger ce qui est autorisé ou non dans le cercle familial. L’initiative EUCD.info22 avait d’ailleurs alerté très tôt les autorités françaises sur les risques que posait l’avant-projet de loi de transposition. Espérons qu’elle sera entendue...
Privatisation des réalisations
L’objectif initial du droit d’auteur ou du copyright est d’assurer la dissémination de la culture et de la connaissance, en proposant un équilibre : en échange de la publication de l’œuvre, l’auteur se voit accorder un monopole d’exploitation limité23. Or, nous assistons à un détournement des objectifs initiaux, à une rupture de cet équilibre. Le monopole est de plus en plus long, de moins en moins temporaire, et aussi de moins en moins limité. Du côté du droit des brevets, l’extension des domaines couverts est elle aussi flagrante : logiciels, molécules, organismes vivants, gènes etc. Sans parler de la tendance à rendre extrêmement confus les textes de brevets (alors que l’équilibre se basait sur la divulgation de l’œuvre) jusqu’à rendre la description de l’invention brevetée incompréhensible pour l’inventeur lui-même. Cette privatisation des réalisations passe également par le contrôle de l’usage privé évoqué précédemment, mais aussi par l’informatique dite «de confiance», ces solutions logicielles (comme le «Next-generation secure computing base» de Microsoft, ex-Palladium) ou matérielles (comme les travaux du Trusted computing group, ex-Trusted computing platform alliance) qui permettent de contrôler l’usage qui est fait d’un ordinateur24. Solutions «de confiance» ? Elles fournissent des fonctions qui assurent la confiance des fournisseurs envers les clients, mais pas la relation inverse, la confiance des clients envers les fournisseurs. Et bien sûr, elles n’assurent pas la confiance des citoyens envers des tiers. Ces solutions sont évidemment rêvées pour les majors, qui y voient un moyen supplémentaire de contrôler l’usage privé. Toujours avec cet objectif de maîtrise des réalisations, le traité des diffuseurs (dit «des casters»25) en cours de discussion à l’OMPI26 prévoit les moyens de contrôle sur les diffusions par ondes radios ou sur Internet, en plaçant encore une fois des intermédiaires techniques entre les auteurs et le public en situation de contrôle.
Privatisation des idées et des concepts
Mais la privatisation des réalisations est aussi accompagnée d’une privatisation beaucoup plus large des idées et des concepts. Ainsi, si le droit d’auteur permet d’éviter le plagiat d’une symphonie, tout en laissant la possibilité d’en écrire d’autres différentes, un brevet sur le concept même de symphonie empêcherait l’écriture d’une symphonie par toute personne autre que le détenteur du brevet, sauf à payer sa dîme, la licence du brevet, à supposer que le détenteur accepte de l’accorder. Ce principe est illustré par la bataille en cours autour de la directive européenne sur les brevets pour les programmes mis en œuvre par ordinateurs, qui vise à étendre la brevetabilité aux logiciels, jusqu’ici exclus de son champ. Certains poussent même à y inclure les méthodes commerciales et les algorithmes, et pourquoi pas bientôt les mathématiques et l’art. L’Office européen des brevets a d’ailleurs abusivement accepté des brevets triviaux et ridicules27 sur la barre de progression, l’envoi de cadeau à un ami ou le caddy électronique.
Plus largement, une autre illustration est l’affrontement autour des brevets sur les médicaments, opposant laboratoires pharmaceutiques et «génériqueurs», entre ceux qui agitent cyniquement une menace pour la recherche et un affaiblissement de la «propriété intellectuelle», et les pays du Sud qui veulent pouvoir copier les molécules des médicaments ou acheter des copies bon marché pour produire moins cher et sauver des vies28. L’extension de la brevetabilité au vivant est un exemple supplémentaire de cette privatisation des idées.
Enfin, dans le cadre de leur politique de lobbying, les «serial-breveteurs» et les partisans du contrôle renforcé sur les œuvres se livrent aussi à des batailles sémantiques. Ainsi, pour marquer les esprits, il convient de recourir au terme «piratage» pour parler de contrefaçon (terme juridique approprié), voire de «piraterie» pour associer les délinquants de la copie à de dangereux criminels des mers qui violent, pillent et tuent. Il leur faut bien sûr éviter le terme contrefaçon et lui préférer la notion de vol, ainsi que toute la terminologie associée aux biens matériels. Lorsqu’il est donné, un bien n’est plus utilisable par l’ancien propriétaire, alors qu’une idée ou un logiciel peuvent être copiés et être toujours utilisables par les deux personnes. Mais même si le matériel et l’immatériel sont très différents, il est important pour les partisans du contrôle renforcé d’associer l’immatériel à la notion de propriété. Ils recourent donc à l’expression «propriété intellectuelle», qui a en plus le bon goût de regrouper allègrement droit d’auteur, brevets, modèles et dessins ainsi que les marques, comme s’il s’agissait d’un tout uni, alors que chacune de ces branches du droit est bien différente des autres. Regrouper ces notions diverses permet donc de faire croire qu’il faut traiter toutes ces branches identiquement, et perturbe les discussions lorsqu’elles ne concernent qu’un seul des domaines.
Conclusion
De nombreuses batailles sont en cours dans le domaine de l’immatériel. Deux visions du monde s’affrontent : l’une où tout est possédé, même si cela doit coûter la vie à des millions d’êtres humains ou empêcher une part importante de la planète d’accéder à la connaissance ; l’autre où l’information est, sauf cas exceptionnel, partagée et socle d’une réélaboration.
Les auteurs de logiciel libre ont logiquement été en première ligne dans ces batailles : ils étaient déjà sensibilisés à ces questions et forment l’une des premières communautés informationnelles structurées, à la fois historiquement et en nombre.
Au-delà du mouvement du logiciel libre, ces conflits appellent des choix de société. Les citoyens accepteront-ils plus de bridage, de limitation ou contrôle sur les communications ? Souhaiteront-ils un rétablissement de l’équilibre originel du droit d’auteur ? Il convient en tout cas de s’intéresser à ces sujets si l’on ne souhaite pas que de puissants monopoles privés ne fassent main basse sur tout ce qui a trait à la connaissance. Il est temps de revoir le système dans son ensemble, comme un grand nombre de défenseurs des biens communs l’ont demandé lors de la Déclaration de Genève sur le futur de l’OMPI29 en octobre 2004, voire de passer d’une Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle à une Organisation mondiale pour la richesse intellectuelle30 comme l’ont souhaité de nombreux individus et ONG du mouvement du logiciel libre.
1. Frédéric Couchet est délégué général de l'APRIL (Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre, http://www.april.org/) dont il est membre fondateur, et président de la Free Software Foundation France (http://www.fsffrance.org/). Diplômé en informatique et mathématiques, il a travaillé à Cap Gemini, puis pour la société Alcove en tant que consultant informatique libre. Il donne désormais de nombreuses conférences sur divers thématiques du logiciel libre (tant techniques que philosophiques), auprès de différents public (étudiants, entreprises, administrations, grand public). Il a notamment publié «Accord Microsoft/Unesco: Bill Gates à la conquête du Sud», tribune in Libération, 05/01/2005 ; «La Commission européenne fait les gros yeux à Microsoft et entérine son monopole», tribune in Libération, 04/30/2004 ; «Sémantique politique de l'informatique libre», in Linux Loader 2000.
2. Benoît Sibaud est président de l'APRIL et directeur des programmes pour l'édition 2005 des «Rencontres mondiales du logiciel libre» (http://www.rencontresmondiales.org/). Il a publié «Accord Microsoft/Unesco: Bill Gates à la conquête du Sud», tribune co-signée in Libération, 05/01/2005 http://www.liberation.fr/page.php?Article=265884
3. Projet de classement des logiciels libres au patrimoine immatériel mondial de l’Unesco http://www.france.fsfeurope.org/projects/mankind/lsm2002/
4. Rapport CNUCED 2003 http://www.unctad.org/Templates/Webflyer.asp?docID=4255&intItemID=2068&lang=1
5. Discours de Richard Stallman à Paris en 2002 http://gnu.digitaltrust.it/philosophy/2002-linuxexpo-paris.fr.html
6. Traduction de Mozilla en luganda, http://www.linuxplanet.com/linuxplanet/interviews/5567/1/
7. Support multilingue d’OpenOffice.org, http://l10n.openoffice.org/languages.html
8. Rétrospective 2004 de l’April, http://april.org/articles/divers/retro2004/retrospective.html
9. Projet gouvernemental Adele 130, http://www.internet.gouv.fr/article.php3?id_article=1662
10. Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, 2003, http://www.ladocfrancaise.gouv.fr/brp/notices/034000484.shtml
11. Berlin Declaration on open access to knowledge in the sciences and humanities, http://www.zim.mpg.de/openaccess-berlin/
12. Voir par exemple «Copyleft attitude» http://artlibre.org/
13. Creative commons, http://creativecommons.org/
14. «Fear, uncertainty and doubt» : peur, incertitude et doute.
15. «L’industrie du disque à un doigt d’attaquer les internautes», 01Net de mai 2004, http://www.01net.com/article/240608.html
16. Interview au Figaro, octobre 2004.
17. Jack Valenti Testimony, 1982, http://cryptome.org/hrcw-hear.htm
18. Article de Chris Sprigman, mai 2002, http://writ.news.findlaw.com/commentary/20020509_sprigman.html
19. Article paru dans Le Monde du 04/05/2004, http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-363560,0.html
20. Free Culture, de Lawrence Lessig, éditions The Penguin Press.
21. Cas T-201/04 R, Microsoft Corp. contre la Commission européenne.
22. EUCD.info, au secours de la copie privée http://eucd.info/
23. Constitution américaine, 1787 : «Le congrès est autorisé [...] à promouvoir le progrès de la science et des arts utiles en garantissant, pour un temps limité, aux auteurs et inventeurs un droit exclusif sur leurs œuvres et inventions respectives.»
24. Traduction de la foire aux questions sur TCPA/Palladium par C. Le Bars, http://www.lebars.org/sec/tcpa-faq.html
25. «Consolidated text for a Treaty on the protection of broadcasting organizations», http://www.wipo.int/documents/en/meetings/2004/sccr/pdf/sccr_11_3.pdf
26. Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
27. Musée des horreurs des brevets logiciels européens de la FFII http://swpat.ffii.org/brevets/index.fr.html
28. La santé mondiale, entre racket et bien public, ouvrage collectif coordonné par François-Xavier Verschave, éditions Charles Léopold Mayer, novembre 2004.
29. Déclaration de Genève http://www.cptech.org/ip/wipo/genevadeclaration.html
30. Communiqué de presse http://www.france.fsfeurope.org/documents/wiwo.fr.html
© 2005 Benoît Sibaud, Frédéric Couchet. La reproduction exacte et la distribution intégrale de cet article est permise sur n'importe quel support d'archivage, pourvu que cette notice soit préservée.
Article originellement publié dans le livre « Les télécommunications, entre bien public et marchandise», aux éditions Charles Léopold Mayer, ISBN : 2-84377-111-0, EAN13 : 9782843771118. Année de parution : 2005.
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