La Commission européenne fait les gros yeux à Microsoft et entérine son monopole.
Le sacre de Microsoft
Libération,Page REBOND, Le 30 mars 2004


Dans le cadre de la procédure pour abus de position dominante engagée par la Commission européenne à l'encontre de Microsoft, procédure qui porte notamment sur le couplage du lecteur de médias de Microsoft, Media Player, avec le système d'exploitation Microsoft Windows, la multinationale américaine a été condamnée le 24 mars dernier.

La multinationale devra s'acquitter d'une amende et commercialiser une version de Microsoft Windows sans Windows Media Player, ainsi que dévoiler certaines informations techniques à ses concurrents.
Les remèdes proposés par la Commission sont insignifiants : elle entérine le monopole que Microsoft a bâti grâce à des pratiques qui violent le traité de l'UE (art. 82), et qui lui procure la suprématie dans un secteur stratégique de l'économie européenne. La sanction principale (497 millions d'euros) s'apparente plus au paiement d'une taxe qui vaut officialisation des pratiques. Le trésor de guerre accumulé par Microsoft, 50 milliards de dollars, lui permettra de faire face sans grandes inquiétudes, et sa position sur le marché ne sera pas remise en cause. Bien qu'une lettre signée de dix parlementaires américains s'indigne que l'UE ose juger une affaire concernant au premier titre des sociétés américaines, ces sanctions ne sont qu'un effet d'annonce. Elles ne permettront pas l'éclosion d'un marché où la concurrence jouerait librement.
Une concurrence effective impliquerait de permettre à n'importe quel acteur de mettre en oeuvre des logiciels compatibles. Pour cela, toutes les informations nécessaires à l'écriture de programmes compatibles avec Windows doivent être rendues publiques, sans restriction d'accès. Microsoft a en effet tiré partie du flou de la formule «termes raisonnables et non discriminatoires» («reasonable and non-discriminatory terms») utilisée par le département américain de la Justice dans une procédure similaire, pour exclure de facto les développeurs de logiciels libres.
En effet, la livraison des interfaces n'est pas en soi suffisante sans garantie de licences gratuites et non-discriminatoires sur tout brevet ou copyright impliqué dans la réalisation pratique de cette interopérabilité : si pour utiliser l'interface, il faut utiliser un brevet, le concurrent est coincé. Ceci revient à décrire le fonctionnement de l'écrou tout en possédant un brevet sur le boulon.
Or Microsoft a reconnu à plusieurs reprises que son principal concurrent était le logiciel libre, dont la production en Europe dépasse largement celle des Etats-Unis. Le logiciel GNU/Linux possède, selon les études IDC, le plus fort taux de pénétration sur le marché ces dernières années. Les comparatifs récents entre les suites bureautiques Microsoft Office et OpenOffice.org définissent clairement les logiciels libres comme une alternative sérieuse. Il est également permis de se demander pourquoi quatre ans d'enquête ont été nécessaires pour établir l'abus de position dominante de Microsoft. Cela pourrait être risible si la liberté des consommateurs, y compris ceux du secteur public, n'était en jeu.
Une simple visite dans un hypermarché aurait permis de constater que le droit à la concurrence et les libertés du consommateur ne sont pas respectés. Ces particuliers s'y voient proposer des gammes d'ordinateurs comportant au moins le système d'exploitation de Microsoft. Acheter un ordinateur sans ce logiciel est, bien que cela soit contraire au code de la consommation, la plupart du temps refusé, sa vente étant liée à celle de la machine. C'est la base du problème de la vente liée que Microsoft pratique dès le système d'exploitation.
S'il est légitime pour un revendeur de proposer en option la préinstallation de logiciels sur l'ordinateur, imposer leur achat est pour le moins abusif. Il est pourtant possible de procéder autrement : la société Sun montre l'exemple en préinstallant plusieurs versions de son système d'exploitation Solaris sur certaines de ses machines et en invitant l'utilisateur à effacer celles pour lesquelles il n'achète pas de licence.
Vendre un ordinateur en imposant l'achat de logiciels est aussi aberrant qu'imposer l'achat de l'intégrale de Dalida à chaque achat de lecteur de musique. Dans le cas qui nous préoccupe, il y a confusion entre le matériel et le contrat de licence d'utilisation du logiciel. Ce dernier est un service et ne peut en aucun cas être traité comme une composante matérielle.
Les démarches de remboursement des logiciels non utilisés, démarches fort peu connues du grand public, quand elles sont entamées par des particuliers et des entreprises, sont longues, difficiles et leur succès aléatoire. Le montant du remboursement est également aléatoire en l'absence d'un décompte détaillé du prix de chaque élément (matériels et logiciels) fourni et vendu.
Dans sa déclaration du 18 mars 2004, le Commissaire européen Mario Monti déclare qu'«il pense que la meilleure solution consiste à adopter une décision qui créera un précédent fort». Pour une réelle concurrence et pour la liberté de choix du consommateur, nous l'encourageons à prendre effectivement des décisions fortes et réellement efficaces, avant qu'il ne soit trop tard. En effet, après son monopole sur les postes de travail, Microsoft travaille à prendre possession des formats de données numériques et des mesures techniques de protection de ces données, ce qui lui permettra d'obtenir un monopole sur les contenus culturels. Le résultat serait le même si on laissait une seule et même entité s'approprier les normes VHS, DVD, CD, GSM, télé, radio... cette entité deviendrait la seule et unique autorisée à fabriquer des télés, radios, magnétoscopes, téléphones... Pour sauvegarder les droits du consommateur et la libre concurrence, un vrai changement de politique de la part de la Commission doit passer par les mesures suivantes :
­ séparer matériel, système d'exploitation et applications.
­ permettre que d'autres sociétés puissent fournir des pilotes de périphériques (pour les matériels type cartes vidéo, lecteurs DVD...)
­ donner au consommateur le choix quant aux logiciels qu'il veut acquérir. Si le client ne désire pas acquérir le logiciel, il n'y a aucune raison qu'il y soit contraint.
Mitchell Kertzman, CEO de Sybase, indiquait déjà en 1997 dans 01 Informatique «je connais Microsoft, je sais qu'elle essaie de décourager la concurrence, et que c'est de pire en pire». Il est temps de condamner les méthodes de Microsoft avant que cette société ne crée un monopole privé sur les technologies d'accès à la culture et à l'information. La clef de l'économie de marché est la liberté de sélectionner en parfaite connaissance l'offre la plus adéquate. Ce fondement est aujourd'hui sapé.


par Daniel Cohn-Bendit, député européen,vert
Frédéric Couchet, de la Fondation
pour le logiciel libre.