«La liberté informatique est un enjeu de société»
Frédéric Couchet défend le logiciel libre. Et veut décliner sa démarche
dans d'autres secteurs: «Nous pouvons agir.Nous avons beaucoup à
apprendre de ceux qui ont un rôle de sentinelle depuis longtemps.»
Par Marie-Joëlle Gros Libératation vendredi 15 décembre 2000
C'est un garçon aux cheveux longs, retenus par un élastique, qui reçoit
sur son lieu de travail, au 27e étage de la tour Pleyel, au bord du
périph'. Chez Alcove, une société de services en informatique, Frédéric
Couchet, 30 ans, est ingénieur. Il ne porte ni chemise ni cravate, mais
un T-shirt noir, frappé d'un étrange logo n'évoquant rien de connu.
«Vous prendrez bien un gobelet de champagne?», glisse-t-il, car il y a
pot ce soir. Soit. Derrière lui, le slogan de son employeur s'étale sur
les murs: «L'informatique est libre.» Mais de quoi? Le garçon se glisse
alors dans son rôle de militant.
Il préside l'Association pour la promotion et la recherche en
informatique libre (April), l'une de celles qui secouent des idées dans
le monde de l'informatique. En fait, il se voit volontiers en
lobbyiste. Il milite depuis un moment, même si peu de gens connaissent
encore son mouvement. Entouré de quelques membres, il se livre à une
petite mise au point. «Nous défendons l'idée de la propriété
intellectuelle contre celle de l'appropriation intellectuelle, qui
sévit actuellement dans le monde informatique, à travers la
multiplication des dépôts de brevets sur les logiciels», explique-t-il
avec le débit ultra-rapide de celui qui a beaucoup à dire. «On assiste
à la captation de la connaissance par des entreprises privées, parce
que la connaissance devient une marchandise qui peut rapporter gros,
surtout à l'aube du commerce électronique. Or la connaissance, les
idées, appartiennent à tout le monde.»
Il prend l'exemple de la touche «enregistrer sous» sur un logiciel de
bureautique: des individus feraient des pieds et des mains pour
breveter ce qui n'est a priori qu'une fonction. Ce faisant, on oblige
tous ceux qui s'en servent à passer à la caisse... «Je ne cherche pas à
politiser l'association, se défend Couchet. Mais, il se passe des
choses qui nous poussent à agir, à nous battre pour défendre des idées
de citoyen. Car il s'agit tout compte fait d'un enjeu de société.»
L'ancêtre «Gnu». La Convention européenne de Munich (1973) précise
d'ailleurs que les programmes informatiques sont exclus de la
brevetabilité. Mais, depuis quelques années, les exceptions se
multiplient (Libération du 8 septembre). «Nous ne sommes pas une bande
d'informaticiens qui réfléchit en vase clos. Nous pouvons agir. Nous
avons beaucoup à apprendre de ceux qui ont un rôle de sentinelle depuis
longtemps.» April vient ainsi de prendre contact avec Attac (1), comme
avec Act Up. Pourquoi ceux-là? «Dans le cas du sida, des gens vont
crever à cause de cette captation intellectuelle qui s'opère, là aussi,
à travers des brevets pharmaceutiques qui engraissent des petites
firmes privées.»
Frédéric Couchet n'a pas toujours été un militant. Bac C, DUT (Diplôme
universitaire de technologie) de génie électrique, puis la fac de Paris
VIII-Saint-Denis, le nez dans les maths. En 1990, le système Linux
n'existe pas encore, mais son ancêtre équipe les ordinateurs des
apprentis chercheurs: les outils «Gnu» (2). «On passait souvent la nuit
à la fac tellement c'était génial: un modèle collaboratif où chacun
apporte sa pierre à l'édifice et qui marche.»
Déclic. Un jour, le fondateur de «Gnu», Richard Stallman, un Américain
(au physique assez proche d'un ZZ Top) donne une conférence à la fac,
parle de «communauté» et aussi de «liberté». Pour Frédéric, c'est le
déclic. L'Américain a fondé la FSF (Free software foundation), le
Français crée April en 1996. Depuis, il oppose le «monde propriétaire»
au «monde libre». Et se définit pourtant comme un garant de la
propriété intellectuelle: «Dans le logiciel libre, chaque contributeur
est un auteur reconnu comme tel. Mais il donne l'autorisation de
modifier sa création et de la diffuser. On ne réinvente jamais la roue
en informatique, on ne repart pas de zéro: on se sert de ce qui est
acquis, pour construire plus loin ou dans une autre direction. On
explore et on ne s'ennuie jamais.» Des entreprises clientes ont
rapidement compris l'intérêt de s'équiper de ces logiciels: corrigés en
permanence, ils sont plus sûrs que d'autres; élaborés en continu, ils
ne sont jamais obsolètes... La liste des entreprises fraîchement
converties s'allonge. Jusqu'à des administrations ou des
multinationales, qui choisissent maintenant ce modèle.
(1) Association pour une taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens.
(2) Boutade de férus d'informatique trop longue à expliquer.